Mauvaise manière

Depuis 3 ans, la guerre en Ukraine occupe les médias et le petit monde du paysage audiovisuel qu’ils aimeraient gouverner. Pourtant, ce n’est pas ce que l’on attend du quatrième pouvoir. Le conflit fournit à de jeunes gens bien sous tout rapport la possibilité de variations à l’infini sur les stratégies des grands de ce monde. Pour cela, coqs déplumés ou minois d’anges disposent d’une foule d’experts en tout, et particulièrement en politique et en manœuvres tactiques militaires.

Chaque jour, la situation se clarifie, juste avant qu’un expert n’affirme exactement le contraire. Les chaînes d’info déroulent le conflit, aux heures d’info continu comme une série Netflix : saisons à rallonge, rebondissements prévisibles, cliffhangers.

On dit que les États-Unis tiennent les rênes, que la Russie mène la danse, et que l’Europe est un acteur décisif. Les uns fournissent des armes, des armées, d’autres des armes et des mots. Les complexes militaro-économiques, comme les nommait le bon président Eisenhower, sont sollicités à n’en plus pouvoir.

Il y aurait bien un autre acteur, l’Ukraine : après tout, c’est sur son territoire que se déroulent les massacres. Selon le cas, c’est une noble victime héroïque, ou bien ses dirigeants sont des pantins à la solde de leurs protecteurs. Pas de panique : les deux versions se tiennent, puisqu’on les sert à cinq minutes d’intervalle.

L’Ukraine n’appartenant pas encore au monde occidental et la Fédération de Russie n’ayant aucune intention de le rejoindre, on se moque éperdument du nombre de morts sur le théâtre des opérations. Presque un million de victimes depuis le début du conflit : pas de quoi susciter le courroux de nos chefs de guerre et l’énervement des médias occidentaux. De toute façon, les victimes ne servent que de statistiques utiles pour meubler les débats. C’était déjà le cas pour les dizaines de millions de victimes du communisme.

La France, qui a une conscience des risques que génère l’attitude du président russe, souhaite que l’Europe se prépare à résister à l’envahisseur. L’OTAN aurait dû assurer cette fonction : protéger l’Occident. Mais, les bailleurs de fonds américains ont tari la source. L’organisation ne serait donc plus qu’une coquille vide, disent les Européens et les Anglais, pour une fois d’accord entre eux. Il ne reste que quelques figures étoilées qui pensent encore s’opposer aux menaces que l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne exerce sur le bloc russe.

Voilà la magie du discours médiatique : chaque phrase est tranchée, définitive, incontestable, jusqu’à la suivante.

Loin des plateaux où s’entrechoquent les certitudes, la guerre en Ukraine est moins un feuilleton télévisé, qu’une mécanique bien huilée, conséquence d’intérêts américains et russes bien pesés.

Yalta 1945, Staline sort grand vainqueur de la conférence en Crimée. Roosevelt, en échange du soutien soviétique pour terminer rapidement la guerre dans le Pacifique, concède à Staline la suprématie du bloc soviétique sur l’Europe de l’Est.

Le président américain comprend que l’influence des États-Unis dans le monde passe par le contrôle de la manne pétrolière. Il veut également s’assurer de la sécurité des communautés juives, en vue de la création d’un état israélien. Il embarque sur le cuirassé Quincy et rencontre notamment le roi Saoud d’Arabie Saoudite, à qui il garantit la sécurité du royaume. Les deux présidents suivants, Truman et Eisenhower, installent l’influence des États-Unis sur le monde.

Cette politique se poursuit jusqu’à l’arrivée du président Trump. Celui-ci préfère un engagement diplomatique avec Poutine à un conflit armé. Il ne croit plus à l’OTAN, il le claironne, dont il assure à lui seul ou presque le financement.

Berlin 1989, Poutine, agent du KGB en poste à Dresde, assiste impuissant à la chute du mur. Président, il dira que cet événement a marqué la fin de l’influence soviétique en Europe centrale et orientale et que ce fut une catastrophe géopolitique. Aujourd’hui, il ne cache pas qu’il ne tolérera pas l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN et dans l’Union européenne. Sa stratégie, selon le Kremlin, consiste à soutenir des gouvernements pro-russes afin de restaurer une zone d’influence sans déclencher de conflits majeurs.

Les risques demeurent faibles pour la Russie, mais génèrent des tensions durables avec l’Occident. Pourquoi irait-il en Ukraine et provoquerait-il la colère du monde occidental ? Il n’a besoin que de zones tampon pour protéger les frontières de son pays. Il annexe la Crimée, envahit les territoires pro-russes du Donbass, une large partie du Zaporizhzhia et du Kherson. Il dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit.

Minsk septembre 2014, grâce la médiation franco-allemande, un accord est signé par l’Ukraine, la Russie, les séparatistes du Donbass et l’OSCE. Français et allemand se félicitent d’une solution diplomatique qui interrompt les massacres de part et d’autre dans le Donbass. L’accord est si bancal que sur le terrain, les parties ne le respectent pas. L’Europe a tendu sa main, croyant que les mots retiennent les armes.

La Russie ne respecte que ce qui sert son ombre. L’illusion cède au temps, et la force devient la seule mesure parce que les Ukrainiens continuent de persécuter les communautés pro-russes.

Voilà la magie du discours diplomatique: un accord qui cesse partiellement le feu , mais prépare la guerre d’un peu plus tard. Les Européens ne pardonnent pas à la Fédération de Russie d’avoir semé des leurres dans les trous de son nez.

Tandis que les médias se repaissent de caricatures, Trump le bouffon, Poutine le Tsar moderne, l’intelligence des deux hommes affaiblit l’Europe. Le pétrole américain se vend à prix d’or tandis que l’huile et le gaz russe alimentent la croissance chinoise.

Comment a-t-on pu gâcher de si étroites et historiques relations ? Talleyrand, le diable boiteux, le diplomate qui voua sa vie à replacer la France au cœur de l’échiquier européen, doit se retourner dans sa tombe. Musset reprocherait-il à Voltaire d’avoir scellé avec la Russie des liens autrement plus fort que le bruit des bottes?

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire Voltige-t-il encore sur tes os décharnés ?
Philippe Herbaut — septembre 2025.