Empruntons ensemble ce chemin bordé d’essences odorantes. Arrête-t-on-nous un instant au pied de l’escalier de cet immeuble de la banlieue parisienne. Il ne s’agit pas d’un de ces HLM qui brisent l’harmonie des lieux de vie — ceux-là sont plantés comme des rangs de tomates sur des terres à vergers que l’on a sacrifiées.
Non ! Celui-ci cache avec talent le béton dont on l’a doté. L’architecte l’a conçu pour que la nature s’exprime librement. Cybèle a réussi un tour de force, il faut bien l’avouer. Le lien social se crée de ce prétexte tellement inattendu.
Une dame que l’âge ne parvient pas à faner rentre chez elle. Elle revient d’une longue promenade avec son petit-fils en bas âge. Elle roule la poussette dans laquelle le bébé s’est endormi. Cet équipage bute contre l’escalier, dernier rempart avant la porte de l’immeuble. D’habitude, un voisin, une connaissance, en tout cas un habitant de l’immeuble l’aide à franchir les quelques marches. Personne ! Il faudra probablement prendre l’enfant dans ses bras, libérer une main pour saisir le véhicule. Ce n’est pas si compliqué. Elle s’y prépare.
Il se passe toujours quelque chose dans ce coin privilégié. Des rencontres amicales, des visiteurs jaloux qui trouvent de quoi se plaindre d’inégalités sociales, au pire, quelques voyous en mal de vol à la tire, à l’arraché ou de toutes sortes d’exactions.
Le décor de la fable est planté. Ce jour-là, nous assistons à un fait divers que les chaînes d’info ne passent pas. C’est dommage, car les trois personnages dont il est question méritent que l’on parle d’eux tant ils sont la représentation de ce qui pourrait les rapprocher ou les opposer inéluctablement. Trois générations que l’histoire façonne de bien vilaine manière.Le blaireau, 20 ans au plus, interpelle la belle et lui propose son aide pour grimper l’escalier. Il se saisit d’un côté de l’engin et s’arrête en haut des marches. L’ange est totalement en sécurité, blotti dans son cocon. Le garçon embrasse l’enfant sur le front, descend les marches prestement. Au passage, il arrache le collier que porte la belle. Une babiole, se dit-elle, mais elle y tient.Elle s’adresse au blaireau et le lui crie. Plus de peur que de mal, la belle à l’habitude de rencontrer ces jeunes, c’était son métier.
L’histoire est banale, il ne se passe pas un jour sans que l’on déplore ce genre d’agression. Ce n’est pas l’histoire de la cité, trop complexe pour un seul article.
Le blaireau ne court pas, il se retourne, ils échangent un regard. La femme comprend que ce rapide éclair contient l’éternité ou tout au moins une partie.
L’élan vers l’enfant, et la violence vers l’adulte n’ont rien de spontané. Ce regard chargé de reproches, elle l’a déjà vu dans les yeux d’autres enfants. Il traduit le poids d’une histoire qu’on leur a racontée, d’une guerre qu’ils n’ont jamais menée. Dans la cité, les grands frères disent des 132 ans de colonialisme, de vols et d’humiliations que les leurs ont subis. Il faut que quelqu’un paie, c’est bien « normal ».
Embrasser le front du bébé, toucher ce petit monde intact : un geste de protection, un acte de défi. Dans ce regard échangé, il y a l’innocence perdue, la rage transmise, le reproche silencieux à l’univers. Le blaireau n’exprime aucun regret, il ne comprend pas cette incroyable manipulation que lui inflige son propre camp. Il navigue comme il peut dans sa part d’ombre.
Ph Herbaut – le 6 novembre 2025.